Soutenir l’innovation sociale, c’est soutenir le pouvoir d’agir individuel et collectif

Les CaféLaboQUARTIERS ont mis en visibilité des projets locaux innovants ayant des impacts positifs dans les quartiers populaires et ont interrogé les conditions de leur réalisation. Grenoble, Chambéry, Saint-Étienne, Vaulx-en-Velin : quatre rencontres à travers la région ont permis à 180 professionnels du développement local de débattre de 26 projets avec leurs promoteurs. Isabelle Chenevez, directrice du CR•DSU, montre en quoi ces initiatives témoignent d’une capacité d’agir individuelle et collective qui se renouvelle dans les territoires, par-delà les fonctionnements et les organisations habituelles. Et en quoi les acteurs publics gagneraient à s’en inspirer et à les soutenir davantage, dans une approche gagnant-gagnant.

Les 26 projets mis à l’honneur lors des rencontres* ont concerné des secteurs d’intervention très divers : économie circulaire, économie collaborative, économie numérique, media participatifs, lieux de créativité… Ils apportent tous, d’une façon ou d’une autre, des réponses concrètes et inédites à des problématiques sociales, de cadre de vie, de participation citoyenne, d’emploi et de développement économique dans les quartiers.

Ces initiatives contribuent à améliorer la vie quotidienne et le bien être individuel ou collectif des habitants, que ce soit en leur proposant une alimentation de qualité à coût abordable, en améliorant le cadre de vie en pied d’immeuble, en proposant un mode de garde d’enfants mieux adapté à des besoins spécifiques, ou que ce soit en organisant des rencontres directes entre chercheurs d’emploi et recruteurs, ou en évitant certains coûts par le recyclage, la réparation et la débrouille…

Innover dans la manière de faire

Portés par des individus ou des collectifs, les projets des CaféLaboQUARTIERS sont conduits dans des logiques entrepreneuriales au sens large du terme. Leurs promoteurs, animés par de fortes convictions, entendent contribuer à d’autres modes de développement.

Ils démarrent souvent aux limites des interventions de la puissance publique ou du marché classique. Il s’agit dans certains cas de réinventer des services qui existent déjà, en les transformant ou de les adaptant : l’entretien des espaces verts dans un processus impliquant fortement les habitants-jardiniers, et axé sur l’éducation à l’environnement (Pistyles) devient bien plus qu’une prestation d’entreprise répondant à un marché public. Un nouveau mode de garde pensé pour accueillir des familles à bas revenus (Bottines & Bottillons) ou une « école buissonnière » (Les Cités d’or) qui travaille à la réinsertion de jeunes décrocheurs par une pédagogie inédite et innovante, sont des alternatives à ce que proposent les institutions. C’est bien dans la manière même de construire et de mener le projet, dans sa capacité à faire du cousu main en réponse à une problématique particulière, peu ou mal traitée, que se construisent ces innovations sociales. Elles explorent de nouvelles voies qui concilient logiques économiques et sociales. Ces initiatives, en échappant aux formes d’organisation traditionnelles, les percutent parfois ! Elles perturbent le marché classique ou bousculent des institutions et circuits bien établis, en montrant qu’on peut faire autrement, et souvent à moindre coût.
Ces initiatives confèrent toutes un rôle-clé aux habitants. Elles réhabilitent l’habitant, l’usager, le consommateur, en le plaçant au centre des processus qui créent de nouveaux produits ou services. Elles abordent l’habitant par le haut, avec exigence et respect. Elles le mobilisent par l’action et la mise en mouvement tout autant que par le dialogue et la négociation. Pour celles qui sont tournées vers l’économie collaborative et numérique, l’usager, le consommateur, est au cœur du processus de travail (Vrac, Séréale). Elles portent l’idée d’un nouveau pouvoir d’agir citoyen, lequel est parfois à l’épicentre du projet pour certains d’entre eux.
Pour la quasi-totalité des projets, le numérique permet d’assurer une circulation plus large des ressources, et sert de caisse de résonance permettant de sortir d’une certaine confidentialité. Le numérique est aussi utilisé comme levier de créativité et d’émancipation ou comme outil d’insertion sociale et professionnelle par certains projets des CaféLaboQUARTIERS (Simplon.co, FabLab La Casemate, Zoomacom).

Assumer l’incertitude, retrouver des espaces de liberté

Ces projets incarnent aussi des manières d’innover dans la façon dont la structure s’organise pour mener le projet. Scop, association, entrepreneur individuel, collectif informel : ces structures agiles, adaptables à leurs clients/commanditaires sont en évolution et adaptation permanente à leur environnement. L’incertitude de l’époque est une donne avec laquelle il faut composer : elle est gérée plus que subie.

« Le défi, c’est d’avoir une longueur d’avance. On doit évoluer, les contextes nous l’imposent. »

Le développement des projets présentés repose sur des processus ouverts et itératifs, impliquant parfois des assemblages de compétences très diverses. Par exemple, designers, urbanistes, artistes, habitants, entreprises, investissent ensemble l’espace public et en détournent l’usage habituel (Lyon Bron Open Lab, Carton Plein). Cette hybridation a souvent été présentée comme une condition de la créativité et de l’innovation de services. Chacun a reconnu qu’il y a un enjeu et un intérêt à « aller chercher » de façon encore plus volontariste des acteurs que l’on connaît peu.

Innover demande aux porteurs d’imaginer, de réaliser ou positionner des actions un peu atypiques, par nécessité économique, et parce qu’il faut pousser la limite des cases.

«Il nous faut aller aux marges de nos prérogatives habituelles pour réellement proposer des choses nouvelles, en lien avec des partenaires qui eux-mêmes vont déplacer un peu leur façon de faire ».

Les porteurs de projets (re)trouvent là des espaces de liberté et de créativité.

« Nous devons être dans des process souples, sinon on n’avance pas ».

Il y a là une invitation à la dissidence, pour contourner les cadres trop contraignants (code des marchés publics), savoir se situer dans les interstices de ce qui est possible, inventer des formats nouveaux, « sans attendre d’avoir toutes les autorisations pour le faire »… Mais l’innovation n’est-elle pas une dissidence qui a réussi ? Voilà des choses maintes fois entendues lors des rencontres CaféLaboQUARTIERS. Le fait de reprendre l’initiative, de stimuler la créativité des habitants a plus d’une fois été au cœur des débats.
Cette philosophie a rapidement fait sens commun et a permis aux porteurs de projet de se reconnaître, de se comprendre et de « faire communauté », en quelque sorte. Elle a eu pour effet, par incidence, d’interpeller les travailleurs sociaux, les responsables associatifs, les professionnels de la politique de la ville ou les développeurs économiques présents, sur leur propre pratique professionnelle et leur rôle. Une réflexion sur les postures professionnelles de chacun s’est imposée dans les échanges. La nécessité, voire l’urgence de revoir le « logiciel de nos interventions » s’est exprimée, de même qu’une envie collective et partagée de faire autrement.

Recherche modèle économique pérenne

Les projets ont été explorés dans leur modèle modèle économique également. Celui-ci se cherche dans des combinatoires parfois complexes, en termes de ressources financières, de partenaires mobilisés et d’activités conduites. Les personnes qui portent ces innovations sociales recherchent d’emblée une autonomisation financière. L’accès aux subventions issues des dispositifs classiques du financement public (et de la politique de la ville notamment) est faible.

« La grille d’analyse des financeurs publics nous est souvent étrangère. On n’entre pas dans les cases. Et la plupart des financements ne soutiennent que le démarrage du projet, mais pas son développement.»

C’est problématique pour des structures qui doivent investir en ingénierie à des étapes clés de leur développement. Les financements de la politique de la ville sont critiqués pour leur complexité de mobilisation et leur étroitesse. Certains préfèrent d’emblée faire sans. La faible solvabilité des bénéficiaires est un frein supplémentaire quand on travaille dans les quartiers populaires.
L’hybridation des financements est alors recherchée. Mais ces démarches de recherches d’une pluralité de sources de financement demandent du temps et des capacités de négociations.

« Il nous faut apprendre à expliciter le contenu de nos démarches, dans toute leur finesse et leur complexité. Ce n’est pas facile car on est toujours dans l’action. »

« Nous sommes polyglottes, il faut s’adresser différemment aux différents partenaires. C’est parfois déstabilisant. »

Les modèles d’organisation et de fonctionnement restent à trouver. Et la fragilité structurelle dans bon nombre de cas est pointée comme un vraie limite.

Les institutions publiques attendues, des cadres de travail à inventer

Globalement, les dispositifs d’accompagnement et d’aide financière sont peu adaptés pour soutenir des projets d’innovation sociale, a fortiori dans un quartier populaire. Car cela suppose de parier sur des potentiels plutôt que de soutenir des projets ficelés. Cela suppose d’accepter une part d’aléatoire, de financer des actions mais aussi des processus de travail, de réserver des crédits pour une bourse de compétences mobilisable en tant que de besoin, garder une place dans les projets urbains pour des aménagements et créations temporaires… Les acteurs publics sont trop contraints et n’ont pas encore trouvé les modes opératoires opérants, de l’avis de tous. Pourtant, ces initiatives peuvent être source d’inspiration pour les institutions locales. Les porteurs de projet rencontrés sont résolument tournés vers l’avenir. Ils pensent transition économique et sociale durable plus que gestion de la crise. Ils souhaitent dépasser les logiques de réparation souvent prédominantes dans la politique de la ville, sans nier leur nécessité. Ces initiatives, par l’enthousiasme qu’elles ont suscité dans les rencontres CaféLaboQUARTIERS, montrent qu’elles ont une portée symbolique forte. Elles indiquent qu’il y a des marges de manœuvre.

« Certains pionniers nous permettent de nous projeter autrement et positivement dans l’avenir d’un territoire. »

L’un des enjeux est le développement de ces initiatives et leur mise à l’échelle, pour que ces individus, collectifs, communautés, fassent masse et qu’ils produisent un véritable changement, au-delà de micro-projets. Et si la collectivité et ses partenaires se donnaient comme rôle de les faciliter, de les amplifier, dans un rapport gagnant-gagnant ? Certains organismes de logement social impulsent et accélèrent dores et déjà des projets sur leurs territoires (projets VRAC, TRIauLogis), de même que des entreprises. La voie est ouverte mais il y a des cadres de travail à consolider ou même à inventer. Les travaux ont montré qu’il y a sûrement un potentiel d’engagement qui est sous-exploité. Il y a aussi une conscience et un portage politique à forger sur l’enjeu qu’il y a à soutenir plus fortement dans un territoire des énergies qui se mettent au service de leur communauté.

Le regroupement de partenaires publics et privés autour de véritables plateformes territoriales d’aide à l’innovation sociale peut être une piste. Il s’agirait de fédérer compétences et moyens pour détecter des idées et des potentiels, accompagner les initiatives, faciliter leur développement et leur mise en réseau, et avoir des retours d’expériences. Créer une nouvelle génération d’agents territoriaux « catalyseurs d’innovation sociale» pour faire émerger et concrétiser de nouvelles opportunités d’actions en est une autre.

Et si la politique de la ville y prenait une plus large part ? Les quartiers populaires peuvent être de formidables terrains d’expérimentation et d’essaimage, car ils sont porteurs d’une énergie et d‘une créativité qui ne demandent qu’à se déployer.

Isabelle Chenevez
Article extrait du n°62 des cahiers du Développement Social Urbain – Deuxième semestre 2015

* Retrouvez l’ensemble des projets dans la rubrique « Initiatives présentées » sur le Blog CaféLaboQUARTIERS